Billet

L’amitié à l’épreuve du désir

Caroline B.

Publié le 13/11/2025

Mis à jour le 12/01/2025

L’amitié est généralement définie comme un sentiment d’affection réciproque entre deux personnes. Elle se tisse à partir d’une multitude de facteurs :

Des passions partagées, des activités communes, mais aussi et surtout — des formes d’engagement profond basées sur l’échange, la confiance et l’entraide. Forme singulière d’intimité, l’amitié se distingue par le fait qu’elle ne reposerait, en principe, ni sur l’attirance sexuelle ni sur un lien de parenté, mais sur un choix libre et réciproque de proximité.

L’amitié, tout comme l’amour, se fonde aussi sur des constructions et des représentations sociales qui évoluent au fil du temps. Une enquête réalisée sur l’amitié en 1954 montre, par exemple, que la vaste majorité des hommes interrogés ne comptaient aucune femme parmi leurs amis proches. Presque quarante ans plus tard, une nouvelle enquête indique que 40 % des hommes déclaraient compter une ou plusieurs femmes dans leur cercle amical . Pour les chercheurs, cette évolution 1 s’explique par plusieurs facteurs : le recul des stéréotypes de genre qui polarisaient les rapports entre hommes et femmes, ainsi que l’accès des femmes à une vie publique et active dépassant le seul cadre familial.

Aujourd’hui, il me semble que la plupart des personnes admettent, avec enthousiasme, que cette mixité sociale est fondamentalement enrichissante. Pourtant, lorsque l’on prend le temps de s’interroger réellement sur ce que l’amitié représente pour nous, on constate rapidement qu’un léger malaise semble toujours flotter lorsqu’il s’agit d’envisager l’amitié entre individus susceptibles d’éprouver de l’attirance l’un pour l’autre.

Au cœur de nos relations, que l’on pense fondées sur notre seul libre arbitre, certaines contradictions persistent, notamment l’ombre de l’attirance sexuelle ou du sentiment amoureux, qui viendraient dénaturer nos liens amicaux et menacer notre couple.

Comment croire en l’authenticité de nos amitiés lorsqu’elles impliquent des personnes d’un autre genre ou d’une orientation sexuelle susceptible d’entrer en résonance avec la nôtre ? Les réflexions qui suivent ont souvent été pensées dans un cadre hétérosexuel, mais les tensions qu’elles décrivent — entre attirance, lien amical et cadre de couple — traversent évidemment l’ensemble des orientations sexuelles et des identités de genre.

Je pense que la toile de nos relations — qu’elles soient amicales, amoureuses ou familiales — est naturellement tissée d’ambiguïtés et de négociations permanentes. Chaque jour, nous travaillons
à l’étendre et à l’entretenir selon des principes et des valeurs qui nous sont propres.

Oui, l’attirance sexuelle et l’amour font partie des jolis aléas de la vie qui peuvent nous cueillir dans les endroits les plus inattendus. Il me semble cependant que nous restons, au moins en principe, les principaux créateurs et créatrices de nos toiles sociales, et qu’il nous appartient de fonder nos rapports sur des valeurs solides comme le respect, la bienveillance et la franchise.

Pour le sociologue Nicolas Christakis, l’attirance sexuelle fait effectivement partie de nos préoccupations lorsque nous envisageons nos amitiés avec des personnes susceptibles de nous attirer. Face à ce trouble, il constate que les individus interrogés disposent de ressources leur permettant d’exclure, de dépasser ou d’intégrer cette dimension au lien amical, sans forcément le rompre.

L’autre question qui surgit lorsque l’on traite de ces amitiés concerne notre capacité à accepter la liberté de notre partenaire à former et à entretenir des relations intimes en dehors du couple. C’est là que se situe un véritable point de tension pour de nombreuses personnes : comment admettre que son ou sa partenaire navigue dans des espaces que l’on ne peut contrôler ?

C’est un sujet profondément subjectif, qui résonnera différemment selon vos expériences, vos valeurs et vos manières d’envisager le monde. Nos limites en la matière sont très personnelles et trahissent bien souvent un besoin d’imposer un cadre permettant de naviguer entre la crainte du passage à l’acte et la liberté de l’autre : « j’accepte que mon mec ait des amies filles, mais je dois pouvoir avoir accès à son téléphone », « je trouve ça bizarre que ma copine puisse avoir des relations amicales avec d’autres mecs, sauf s’ils ont déjà quelqu’un dans leur vie », « ok pour aller boire un verre en terrasse, mais bof pour une soirée film ou pour qu’ils dorment ensemble ».

Je crois nécessaire de rappeler deux choses essentielles :

La première, c’est que l’autonomie reste un principe de vie fondamental, sans lequel la plupart
des personnes n’évoluent pas de manière épanouie. Cette autonomie suppose un dilemme parfois
difficile à dépasser : celui du sentiment de possession qui accompagne, parfois, l’amour. La
bonne nouvelle, c’est qu’il est possible de résoudre ce dilemme en fondant notre relation, quelle
qu’en soit la nature, sur la confiance et la communication. Deux points que j’aimerais aborder
dans un prochain billet.

La deuxième, c’est que nous sommes, par nature, traversés par des émotions qui nous
enrichissent mais qui ne se fondent pas toujours sur un objet unique. Le désir, la tendresse, le
fantasme ou l’amour sont autant de sentiments que nous pouvons éprouver librement en dehors
de notre couple — que ce soit pour des amis, des collègues, des inconnus ou des célébrités. S’ils
font partie de notre vie affective intime, nous avons souvent du mal à les assumer pleinement, car
ils supposent que nous n’appartenons pas totalement à l’autre. C’est pourtant une grande vérité
qui, à mon sens, n’implique pas nécessairement qu’une relation sincère et fidèle soit impossible.

Je crois que la vie est faite de surprises et d’imprévus qui nous rappellent à quel point nous ne sommes pas tout à fait aux commandes de notre quotidien. Loin d’y voir un motif d’amertume ou d’anxiété, j’y vois plutôt une invitation au lâcher-prise et à l’enrichissement : « Je trouve ça cool qu’elle sorte seule avec ses potes mecs : ça lui change les idées, et je fais mes trucs de mon côté », « Au début, il y avait de l’ambiguïté entre nous deux, mais on est passés au-dessus, et maintenant on est hyper francs l’un avec l’autre », « C’est pas grave s’il est attiré par d’autres personnes : on se partage nos crushs et on en rigole même ! ».

Sources

1 – Nicolas Christakis et Panayotis Halatsis, L’amitié intersexe, ses clichés, ses subtilités, Nouvelle revue de psychosociologie, 2007.

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